Plus de 10 ans après son lancement et alors qu’au moins cinq coroners ont réclamé son déploiement à grande échelle dans les écoles primaires, le programme Nager pour survivre, qui prépare les enfants à une chute inattendue en eau profonde, n’est offert qu’à 23 % des élèves ciblés, révèlent des chiffres obtenus par La Presse.
« On devrait être rendus beaucoup plus loin. Au Québec, on est toujours dans l’eau. Chaque enfant va être exposé à une plage, à un lac, à une piscine », martèle le coroner Jacques Ramsay. Il est le premier à avoir demandé, en 2008, que Nager pour survivre, fondé en Ontario, soit offert aux enfants du deuxième cycle du primaire de notre côté de la frontière.
« Perdre un enfant, c’est un drame qui a une répercussion énorme sur la société. Il faut faire ce petit bout de chemin. Il faut resserrer la vis. »
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« Il faut mettre un peu de pression »
Le programme a été adapté et lancé par la Société de sauvetage en 2013, obtenant un appui financier de Québec en 2017. Le but de la formation est d’enseigner aux élèves de 3e année les habiletés de base pour survivre à une chute imprévue dans un plan d’eau. On apprend aux enfants à nager sur place 60 secondes, à entrer dans l’eau profonde par roulade, donc en étant désorientés, et à nager sur une distance de 50 mètres. On ne parle pas ici de sessions complètes de cours de natation, mais d’une formation qui ne dure que trois séances d’une heure.
En 2023-2024, 432 écoles, soit environ 23 % des établissements primaires de la province, ont participé au programme, selon des chiffres du ministère de l’Éducation (MEQ).
Un chiffre nettement insuffisant, croit le Dr Ramsay.
Il est temps que Québec donne la directive ferme aux écoles pour qu’elles instaurent le programme. Jusqu’à maintenant, on a surtout été avec la volonté de chacun. Ce n’est plus suffisant.
Le coroner Jaques Ramsay
« Si on laisse faire, l’an prochain, on va être à 24 %, et le suivant, à 27 %. Il faut mettre un peu de pression, poursuit-il. Je ne nie pas qu’on en met beaucoup sur le dos des écoles, mais cela dit, c’est l’endroit pour le faire. »
Attention, Nager pour survivre ne remplace pas les cours de natation, ni la surveillance ou le port d’une veste de flottaison, prévient le coroner Ramsay. Mais il peut au minimum permettre aux parents de se rendre compte que leur enfant n’est pas aussi à l’aise dans l’eau qu’ils le croyaient.
Des morts évitables
Depuis cinq ans, au moins 20 enfants et adolescents qui n’avaient jamais appris à nager se sont noyés dans des piscines, des rivières ou des lacs du Québec, révèle une recension de 526 rapports de coroner effectuée par La Presse.
Dans chaque cas, le coroner chargé de l’enquête a jugé pertinent de souligner à gros trait, dans son analyse du drame, l’incapacité des jeunes victimes de se débrouiller dans l’eau.
Deux sont allés plus loin.
Dans un rapport sur la mort d’un adolescent de 15 ans en 2019 alors qu’il se baignait à une plage de Trois-Rivières, la coroner Marie-Ève Dagenais a pressé le ministère de l’Éducation du Québec de poursuivre le déploiement du programme Nager pour survivre dans les écoles.
Sa collègue Marilynn Morin a carrément demandé à Québec de le rendre obligatoire dans la foulée de la noyade d’un jeune de 19 ans en juillet 2019 dans un lac de Vaudreuil-Dorion. « À l’heure actuelle, ce ne sont pas tous les élèves qui ont eu accès au programme », déplorait Me Morin dans son rapport signé en octobre 2020.
Les coroners Luc Malouin et Frédéric Boily avaient fait à peu près la même recommandation au Ministère… en 2012.
Douze ans plus tard, un seul centre de services scolaire dans toute la province offre systématiquement le cours à tous ses élèves du primaire, selon le MEQ, soit le CSS des Chênes, à Drummondville (voir autre texte).
« On a encore du travail », convient le directeur général de la Société de sauvetage, Raynald Hawkins, dont l’objectif est d’atteindre un jour tous les enfants de 3e année de la province. « Ou au moins d’être capables d’atteindre un peu ce que mes collègues de l’Ontario font, soit à peu près à 80 % des élèves de 3e année. »
Il raconte avoir mentionné à l’ancien ministre de l’Éducation Sébastien Proulx que « la sortie scolaire en 3e année devrait officiellement s’appeler Nager pour survivre ». « Puis de dire aux directions d’écoles : tu t’organises pour que ça soit ça, ta sortie scolaire. Ça, c’est mon souhait. » Mais pour l’instant, note M. Hawkins, « on est dans une approche volontaire ».
Une mise en œuvre « complexe », selon Québec
Selon Québec, « il n’est pas envisagé de rendre ce programme obligatoire ». Dans un courriel envoyé à La Presse, le MEQ explique avoir « analysé à plusieurs reprises la recommandation d’intégrer une formation aquatique obligatoire dans le cursus scolaire ».
« Cependant, lit-on, la mise en œuvre de cette recommandation est complexe, entre autres parce que les heures de classe sont limitées. Certaines écoles n’ont pas accès à des installations aquatiques à distance raisonnable, ce qui engendre de longs déplacements et des coûts de transport plus élevés », écrit le porte-parole Bryan St-Louis.
De plus, ce ne sont pas tous les éducateurs physiques qui possèdent les certifications requises, et de nombreux moniteurs de natation sont aux études et ne peuvent être disponibles lors des heures de classe.
Bryan St-Louis, porte-parole du ministère de l’Éducation, dans un courriel envoyé à La Presse
La Société de sauvetage demeure optimiste. L’organisme envoie des lettres directement aux directions d’écoles pour rappeler qu’un programme de subvention gouvernementale existe. « On voit que ça a un impact significatif », souligne Raynald Hawkins. Au printemps, son équipe a aussi rencontré tous les conseillers pédagogiques en éducation physique du Québec.
« On commence déjà à avoir des effets domino de certaines régions qui nous disent : “On est présents, on veut embarquer.” On est même en train de réfléchir pour mettre sur pied des équipes volantes [de moniteurs]. Parce que ce qu’on entend souvent, c’est : “Oui, on est intéressés, mais d’avoir des moniteurs le jour, c’est un peu difficile. Et travailler juste avec l’éducateur physique, c’est un peu difficile aussi.” »