La superficie des terres agricoles québécoises continue de diminuer, mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, la plus grande partie des pertes n’est pas attribuable à l’activité humaine, mais bien à l’abandon des cultures au profit des forêts, un phénomène que l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) appelle l’enfrichement.
L’Institut publiait cette semaine les résultats d’analyses de l’évolution des superficies cultivées de six régions entre la décennie de 2000 à 2010 et celle de 2010 à 2020. Ces analyses s’ajoutent à celles de six autres régions publiées l’an dernier, de sorte qu’un portrait global commence à se dessiner.
La publication, intitulée Comptes des terres du Québec méridional 2024, vient donc ajouter les données des régions de l’Estrie, Montréal, Laval, Lanaudière, Laurentides et de la Montérégie à celles dévoilées l’an dernier (Capitale-Nationale, Chaudière-Appalaches, Bas-Saint-Laurent, Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, Abitibi-Témiscamingue et Outaouais).
Plus d’abandons que de transformation
Le constat est que l’artificialisation des terres, c’est-à-dire une transformation en espace dédié à l’activité humaine – habitation, industrie et commerce, infrastructures de transport, villégiature, notamment – continue de croître, mais la plus grande part de la perte, et de loin, est l’abandon à l’enfrichement.
En fait, environ 80 % de la perte de terres agricoles est due à l’enfrichement et le reste est attribuable à l’artificialisation.
Sarah Roy-Milliard, l’une des chercheuses et autrices principales de l’ouvrage Comptes des terres du Québec méridional 2024
« L’artificialisation des terres agricoles, cependant, a légèrement augmenté, selon les données préliminaires qu’on a pour l’ensemble du Québec. Mais c’est effectivement l’enfrichement qui est la première cause de perte de terres agricoles. Ce sont des terres qui cessent d’être cultivées. C’est un constat qui nous a surpris », avoue-t-elle.
Artificialisation en périphérie urbaine
C’est l’immensité du territoire québécois qui fait pencher la balance, précise-t-on, car l’enfrichement pèse davantage en région qu’en périphérie urbaine, où l’artificialisation est plus marquée.
À titre d’exemple, l’Estrie a perdu 87 kilomètres carrés (km2) de terres agricoles entre la décennie 2000 à 2010 et celle de 2010 à 2020, mais seulement 14 km2 ont été artificialisés, le reste, 73 km2, est retourné à l’état sauvage. À l’opposé, Lanaudière a perdu 26 km2 de terres agricoles, mais ce sont 22 km2, soit 84,6 %, qui ont été artificialisés.
Dans les Laurentides, près de la moitié des 36 km2 de terres agricoles perdues, soit 17 km2, ont été artificialisés, un constat similaire à celui de Montérégie, où 33 des 75 km2 de terres cultivées perdues ont aussi été transformées pour répondre aux besoins des activités humaines.
Certains seront surpris d’apprendre qu’il y a encore 6 km2 de terres agricoles sur l’île de Montréal, mais c’est tout de même une perte de 2 km2 dont la moitié ont été artificialisés. En fait, 72 % de la superficie de l’Île est artificielle. Laval, qui avait connu le plus haut taux d’artificialisation de son territoire dans la décennie précédente, a vu cette perte freinée, mais l’île Jésus a tout de même encaissé une perte de 5 km2 de terres agricoles et une hausse de 3 km2 de superficie artificielle. Certains Lavallois seront possiblement surpris d’apprendre qu’il y a toujours 38 km2 de terres agricoles sur leur territoire qui n’est artificiel qu’à 57 %.
Spéculation et embourgeoisement
Comment expliquer cet abandon des terres agricoles à la nature ? L’ISQ n’a pas d’explication, son travail se limitant à effectuer un inventaire à l’aide d’une analyse très fine de photographies aériennes et satellitaires sur plusieurs années.
L’Alliance SaluTERRE, formée en novembre 2023 par un groupe d’organismes dans le but, justement, de protéger les terres agricoles, avance un début d’explication.
Ce qu’on observe ici est le résultat d’un phénomène évident : souvent, des spéculateurs achètent des terres et, sans aucune obligation de les mettre en culture, les laissent à l’abandon. Ces terres en friche deviennent éventuellement des forêts et ça devient plus compliqué de les consacrer à l’agriculture.
Colleen Thorpe, directrice générale d’Équiterre, l’un des organismes à l’origine de la création de l’Alliance SaluTERRE
Cette explication est en partie vraie, constate le directeur général de l’Union des producteurs agricoles, Charles-Félix Ross. « Ce qu’on entend souvent dans les régions, c’est qu’il y a beaucoup [d’embourgeoisement] des terres, c’est-à-dire qu’il y a une forme de retour à la campagne de gens qui ont des moyens. Ils achètent des fermes avec des boisés et ne cultivent pas. Il y a un laisser-aller de ces terres-là à l’enfrichement. »
« C’est un nouveau phénomène : des propriétaires qui possèdent de grandes surfaces en agriculture principalement pour des raisons de villégiature, de vouloir vivre en campagne ou dans la ruralité. On veut avoir un pied à terre en campagne, mais sans avoir l’intention de cultiver », dit-il.
Producteurs choqués
Ce phénomène est constaté en Estrie, particulièrement dans le secteur du Mont-Orford, mais aussi beaucoup dans les régions de la Capitale-Nationale, plus précisément dans Charlevoix, et dans Chaudière-Appalaches, surtout en Beauce.
« J’entends souvent des producteurs choqués qui se disent “il a acheté une terre et il ne fait rien avec” et il faut comprendre qu’en Beauce, par exemple, il y a une intensité de production animale et ils ont besoin des terres pour répandre le fumier puis le lisier pour équilibrer, mais ces terres, il faut qu’elles soient en culture », explique M. Ross.
L’UPA, dit-il, n’a jamais quantifié le phénomène, mais M. Ross dit avoir été « très surpris » de l’ampleur de l’enfrichement. Et la spéculation ou l’embourgeoisement n’expliquent pas tout, bien au contraire. Dans les données rendues publiques il y a un an, on constate une perte de 107 km2 de terres agricoles dans Chaudière-Appalaches, dont 76 km2 retournées en enfrichement ; au Bas-Saint-Laurent, la perte est de 105 km2, là aussi avec un retour à l’état sauvage de 76 km2, alors qu’en Abitibi-Témiscamingue, ce sont 80 km2 de terres agricoles qui ont été perdues de 2010 à 2020, dont 57 sont allées à l’enfrichement.
Cultures abandonnées
Ce n’est pas l’embourgeoisement ou la spéculation qui explique ces pertes, affirme Charles-Félix Ross.
En Abitibi, il y a eu un abandon de l’agriculture. Il y a des gens qui faisaient du bœuf, il y avait beaucoup d’agneau. Ils ont eu vraiment un déclin important du nombre de producteurs et de l’activité agricole.
Charles-Félix Ross, directeur général de l’Union des producteurs agricoles
Ces producteurs ont eu de nombreux obstacles financiers au fil des dernières années, explique-t-il, notamment avec les programmes d’assurance stabilisation. « Ce sont des gens qui quittent la production et ces terres ne sont pas reprises par les producteurs qui demeurent en production. »
« Au nord du Lac-Saint-Jean [région dont les données sont attendues l’an prochain], c’est exactement la même chose. Il y a des terres où tu peux seulement faire du foin sur des petites périodes. Donc, il faut maintenir des activités de production animale, comme […] la production de vaches et de veaux. Dans ces régions-là, c’est effectivement le déclin de l’agriculture et l’incapacité des agriculteurs en place de racheter et de remettre ces terres en production. »
Perte de 12 terrains de football par jour
Il n’en demeure pas moins que l’artificialisation des surfaces dans des régions comme la Montérégie, les Laurentides, Lanaudière ou la Capitale-Nationale demeure un des principaux problèmes. « Sur les 25 dernières années, on a perdu un peu plus de 60 000 hectares de terres agricoles qui devaient être protégées par la loi sur la protection du territoire agricole. 60 000 hectares qui ont dévié d’usage vers soit des infrastructures publiques, des lignes électriques, des maisons, des usines, peu importe. C’est l’équivalent de 12 terrains de football par jour », se désole le directeur général de l’UPA.
« Ce qu’on observe, c’est vraiment un laxisme, un manque de rigueur dans l’application des règles qui visent à protéger le territoire, la ressource, l’intégrité du territoire agricole. »
S’il y a une bonne nouvelle à tirer de ces données, c’est du côté des forêts, comme le précise l’ISQ. « De façon générale, les surfaces artificielles ont majoritairement augmenté au détriment des forêts, alors que les terres agricoles ont diminué en raison de l’enfrichement. Au total, ces changements combinés font que les superficies des forêts semblent demeurer stables ou augmenter. »