En librairie, impossible de louper les bandeaux par centaines destinés à attirer l’œil des lecteurs. Une stratégie marketing presque aussi vieille que le monde de l’édition et dont l’efficacité reste incertaine.
Le lecteur ne sait plus trop où donner de la tête dans la librairie Le Livre et la tortue d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Sur la table des nouveautés début octobre, 73 livres arborent un bandeau sur les 157 exposés. Même pour les bouquins moins récents, un quart des 600 titres du rayon littérature française se parent de ce ruban de papier. Au rayon polar, comptez 40% de livres plus ou moins drapés. “Les éditeurs mettent même le bandeau ‘nouveauté’ sur un poche, soupire le libraire Olivier Beugin. Quand il part dans les rayonnages et qu’un client l’en sort trois ans plus tard, il le porte encore.”
A l’occasion de la rentrée littéraire, les professionnels du livre s’accordent sur un chiffre : un ouvrage sur deux est recouvert du fameux bandeau. Des jaunes, des noirs, des bleus et même des rouges, inspirés du Graal, le ruban écarlate du Goncourt, décerné lundi 4 novembre. L’assurance, pour l’élu, de ventes à six chiffres. “Là-dessus, on ne fait pas de fantaisie”, en matière de couleur ou de police d’écriture, prévient-on déjà chez Flammarion. “On sait que ça marche quoi qu’il arrive.”
Pour retracer l’histoire du bandeau littéraire, il faut remonter au moment où le livre est devenu un marché, et non plus un hobby d’érudits cernés de bibliothèques poussiéreuses. Soit le tournant du XIXe au XXe siècle. “Juste avant, les éditeurs embauchaient des hommes-sandwichs pour faire la promotion d’ouvrages dans la rue”, s’amuse Jean-Yves Mollier, auteur d’Une autre histoire de l’édition française. Arrive ensuite le Prix Goncourt et des hommes de lettres pas mécontents de petits happenings publicitaires, Bernard Grasset et Gaston Gallimard en tête. Au départ, l’objectif est de faire ressortir les prix littéraires, qui font rapidement autorité auprès du public. En témoigne l’incident du Goncourt 1919.
Dans le cahier des charges de ce qui n’est pas encore la distinction la plus prestigieuse de la littérature française : récompenser un auteur jeune, qui écrit dans l’air du temps. Roland Dorgelès, qui revient des tranchées et qui a écrit Les Croix de bois sur la Grande Guerre, coche toutes les cases. Pourtant, c’est à Marcel Proust, qui n’a pas mis un orteil sur le front et qui écrit sur la bonne société à l’abri des éclats d’obus, que revient la récompense. Furieux, l’éditeur de Dorgelès appose un bandeau sur l’ouvrage de son poulain : “Prix Goncourt, par quatre voix sur neuf”. L’affaire finit en justice, mais ce procédé marketing entre au panthéon de la littérature française en même temps qu’A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
“Au début, le bandeau était perçu comme une Légion d’honneur. Aujourd’hui, c’est plutôt comme le Label rouge qu’on colle sur les barquettes de poulet.”
Sylvie Lucas, spécialiste du monde littéraireà franceinfo
“Si vous entrez dans une librairie dans les années 1980, vous n’aviez de la couleur que sur les poches”, illustre Alix Penent, directrice littéraire chez Flammarion. Aujourd’hui, explosion chromatique garantie.
Certains bandeaux signalent l’attribution d’un prix (il en existe 2 000 en France, dont une vingtaine connue du grand public) ou mettent en avant un nombre de ventes au périmètre indéfini. D’autres extraient une citation du bouquin, afficher la bobine de l’auteur ou l’affiche de l’adaptation au cinéma. “J’en ai plein les poches !” peste Hélène Pérenditis, libraire dans une grande enseigne culturelle parisienne, qui en sort une dizaine de son pantalon. Le “butin” d’une journée de travail à aligner les nouveautés sur les rayonnages. “Ça s’abîme, ça reste coincé dans les cartons, je passe mes journées à les enlever.”
Quelques rayons résistent encore et toujours à l’envahisseur… Notamment chez les ados et en “young adult”. “Les lecteurs plus jeunes n’ont pas encore intégré ces codes marketing. Les prix, ça ne veut pas dire grand-chose pour eux”, appuie Marie Mériau, spécialiste jeunesse du Livre et la tortue. La bande dessinée s’y est essayée aussi. Après le premier Festival d’Angoulême de 1974, les éditions Dupuis barrent le dernier Gaston Lagaffe d’un bandeau jaune vif : “André Franquin, Grand prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre”. “Une façon de ‘goncouriser’ la BD” au moment où le neuvième art courait après ses lettres de noblesse, confirme le libraire belge Philippe Capart, mémoire de la bande dessinée. Une expérience sans lendemain. Aujourd’hui, les éditeurs de BD privilégient les autocollants apposés en haut de la couverture pour attirer l’œil du lecteur.
Faut-il croire que le bandeau ne fonctionne que chez les adultes ? “On n’a pas fait d’étude d’impact”, reconnaît Alix Penent de chez Flammarion, où tous les ouvrages estampillés “rentrée littéraire” en portent un XXL. Chez Grasset, on admet recouvrir d’un ruban de papier “50% de la production”, “une conséquence de notre maquette jaune parfois jugée un peu austère”, avance avec des mots choisis Jean-Marc Levent, directeur commercial de la maison.
“Le but, c’est que le lecteur retourne l’ouvrage pour lire la quatrième de couverture.”
Jean-Marc Levent, directeur commercial chez Grassetà franceinfo
Mais difficile de savoir si un bandeau, facturé quelques centimes chez l’imprimeur et quelques dizaines de centimes au lecteur, a l’effet recherché par les éditeurs.
Une étude menée en 2019 par le site Babelio auprès de sa communauté de lecteurs établit toutefois qu’un bandeau “attire l’attention” de 51% des sondés, mais que 34% jugent ce procédé racoleur, quand 85% sont surtout attachés au fait de pouvoir l’enlever. Il n’empêche. La seule fois où un Goncourt n’a pas été encapuchonné, il n’a pas connu le succès escompté. Julien Gracq et son Rivage des Syrtes n’ont séduit que 110 000 lecteurs en 1951.
“C’est du panurgisme”, tempête Oliver Gallmeister, patron de la maison d’édition éponyme, spécialisée dans les polars étrangers. “Sur les 80 livres que nous avons sortis cette année, on n’a pas dû en mettre plus de 10. Moins on en fait, plus ça impacte.” Avec à chaque fois des messages ciblés. Le Silence du roi du polar bostonien Dennis Lehane a ainsi été barré d’un “Par l’auteur de Mystic River et Shutter Island“. Piergiorgio Pulixi,“qu’on veut installer”, selon les mots de son éditeur, a été gratifié d’un “Le nouveau maître du polar italien”. Sur Evasion, Pierre Lemaitre garantit aux lecteurs de l’Américain Benjamin Whitmer de retrouver “la quintessence du noir” à l’intérieur des pages.
Dans le jargon littéraire, on appelle ça un “blurb”, une phrase courte, un slogan qui claque, signé d’un écrivain chevronné, destiné à donner un coup de projecteur sur un auteur en devenir. Un des spécialistes du genre s’appelle Stephen King, avec plus de 150 “blurbs” au compteur. “C’est un meilleur moyen d’orienter les gens vers les bons bouquins qu’une critique de 2 500 mots”, s’est défendu l’auteur de Carrie dans le magazine Entertainment Weekly. Son équivalent francophone, Amélie Nothomb, est “serial blurbeuse” avouée. La dame au chapeau de la littérature francophone reçoit ainsi des dizaines de romans chaque année dans l’espoir qu’ils lui inspirent une phrase bankable.
“Je ne me serais pas arrêtée sur le livre Le Club des mamans mortes s’il n’y avait pas eu le petit mot d’Amélie : ‘Je n’ai jamais lu un roman aussi grunge'”, illustre Stéphanie Joribon, collectionneuse de romans d’Amélie Nothomb. Et fétichiste des bandelettes de papier. Dans son mausolée personnel, cette inconditionnelle compte sept versions de Stupeur et tremblements, toutes vêtues d’un bandeau différent. Même une critique assassine peut devenir un argument marketing : “Rien de ceci n’importerait si [Ingrid Lapraille] avait un style, mais je ne lui en ai pas trouvé” a ainsi fini en bandeau sur la couverture d’Okran.
Vous avez dit absurde et excessif ? Ce n’est rien à côté de l’initiative loufoque des auteurs d’un Roman à succès imprimé sur papier recyclé (oui, c’est le titre de cet ouvrage ouvertement parodique). Maquette épurée, couleur crème reprenant les codes de Gallimard, Albin Michel et Flammarion, et un bandeau rouge, plein d’autodérision, en gros caractères : “Déjà 4 ventes”. “On avait pensé à deux slogans supplémentaires. ‘Un livre qui gagne à être connu’ et ‘On ne dit pas que les livres à côté sont moins bien, mais que le nôtre est meilleur'”, s’amusent Simon Drouard et Vianney Louvet. Ils font part de retours enthousiastes de libraires lassés “des superlatifs exagérés” et chiffres de ventes extravagants rarement sourcés. “On a souvent des messages de lecteurs qui barrent le 4 pour inscrire 5 à la place. Ça parle aux gens qui aiment qu’on détourne les codes de l’objet livre”. Mais encore un peu court pour décrocher le prochain Goncourt.