La dissémination de l’antibiorésistance chez les pathogènes humains et animaux est à l’origine d’une crise sanitaire contemporaine et d’une potentielle catastrophe à venir. L’Organisation mondiale pour la santé (OMS) reconnaît la résistance aux antimicrobiens comme un problème socio-économique majeur et « l’une des 10 plus grandes menaces pour la santé publique mondiale ». Il est maintenant admis que l’utilisation massive et le mésusage des antibiotiques favorisent l’émergence et la propagation des résistances aux antimicrobiens chez les pathogènes humains. Une véritable course de vitesse est en cours : il est impératif d’innover pour identifier et produire de nouvelles molécules capables de contrer l’adaptation des bactéries à la pression antibiotique.
La principale source de molécules naturelles à usage antibiotique sont les bactéries du sol, et notamment les Streptomyces. En effet, les bactéries établissent grâce aux molécules qu’elles synthétisent un équilibre avec les autres organismes colonisant le sol incluant une compétition qui consiste à éliminer la concurrence.
Près d’un tiers de tous les antibiotiques connus ont comme origine les Streptomyces, ce qui place ce seul genre bactérien en deuxième position pour la découverte d’antibiotiques, juste derrière l’ensemble des plantes supérieures.
Quand les bactéries jouent les chimistes
Les Streptomyces sont les bactéries non pathogènes qui comptent parmi les « chimistes » les plus compétents de la nature grâce à leur capacité à produire une large diversité de métabolites spécialisés. Ces métabolites sont utilisés en médecine humaine et vétérinaire ainsi qu’en agronomie, incluant des molécules antibiotiques, antiprolifératives, antitumorales ou antioxydantes. Par exemple, la streptomycine produite par la bactérie Streptomyces griseus, a été découverte comme antibiotique efficace contre la tuberculose par Selman Waksman, lauréat du prix Nobel de Médecine en 1952.
Après l’âge d’or de la découverte des antibiotiques dans les années 60 qui anticipait la fin des maladies infectieuses, l’apparition de souches résistantes ne s’est pas accompagnée de la découverte et la commercialisation de nouveaux agents thérapeutiques. La faute en revient à la forte probabilité de réisoler plusieurs fois une molécule déjà connue. Outre le fait que l’ampleur de la diversité des molécules produites n’est pas connue, les processus (mécanismes et pressions) favorisant la diversité de ces molécules chez les organismes producteurs sont largement méconnus. Peut-on espérer bénéficier d’un renouvellement de notre arsenal antibiotique par la capacité des producteurs à diversifier leurs gènes de biosynthèse ?
Au cours de la dernière décennie, les progrès des technologies de séquençage ont révélé que les génomes des Streptomyces regorgent d’un potentiel insoupçonné de synthèse de métabolites d’intérêt. En effet, alors que chaque souche était connue le plus souvent pour la synthèse d’une molécule révélée par son activité, leur génome comprend jusqu’à 40 groupes de gènes de biosynthèse (biosynthetic gene clusters, BCG) représentant au total jusqu’à 10 % de leur patrimoine génétique. Ce sont les organismes qui dédient la plus grande partie de leur patrimoine à cette fonction. Chacun de ces BGC permettant théoriquement la synthèse d’une molécule nouvelle. L’ère de la génomique venait de s’ouvrir avec ses espoirs et ses frustrations : espoirs d’une diversité nouvelle à explorer, frustrations de ne pas maîtriser les processus de création de la diversité.
Le sol, un véritable champ de bataille
La richesse et la diversité des antibiotiques produits par les Streptomyces s’expliquent fondamentalement par leur rôle écologique pour la bactérie dans son écosystème. Les Streptomyces vivent essentiellement dans les sols et notamment dans la rhizosphère, zone du sol sous l’influence des racines de la plante, où le microbiote des plantes se développe. Cet écosystème hétérogène avec des conditions physico-chimiques changeantes est le siège d’une compétition féroce pour les nutriments, mais aussi de symbioses fécondes.
Les Streptomyces sont impliquées dans ces interactions biotiques multiples et complexes avec les autres organismes vivant dans le sol (bactéries rhizosphériques, les champignons, les plantes et les animaux) par l’intermédiaire des métabolites produits qu’ils synthétisent et excrètent (constituant l’interactome des Streptomyces). Ces dialogues chimiques permettent l’équilibre des communautés vivant dans les sols.
Sous cette forte pression biologique, la course à l’armement est permanente sous nos pieds afin d’assurer la production de molécules actives nouvelles garantissant la survie et la dissémination de la bactérie. La résistance à la drogue synthétisée par le producteur lui-même (afin d’éviter le suicide) doit évoluer en miroir de la capacité de biosynthèse. Nous avons montré qu’au sein d’une population de Streptomyces, alors qu’une seule souche produit l’antibiotique, les souches parentes non productrices sont résistantes, favorisant ainsi la dissémination du producteur et de ses proches. Ce faisant les producteurs sont aussi un réservoir de résistances en devenir (on parle de « proto-résistance », ancêtre des résistances identifiées chez nos pathogènes).
Des échanges génétiques colossaux
Au laboratoire DynAMic, nous avons récemment montré que les Streptomyces sont capables d’échanger de grandes quantités d’ADN lorsqu’elles sont en contact les unes avec les autres. En effet, ces transferts de gènes ou transfert horizontal interviennent lors de la conjugaison entre souches issues de la rhizosphère. Le génome des Streptomyces est riche en éléments génétiques mobiles appelés AICE, pour actinomycetes integrative and conjugative elements (elément conjugatif et intégratif des actinomycètes), qui promeuvent, outre la mobilité de leur propre ADN génomique (entre 20 et 40 kilobases), celle d’ADN chromosomique entre les partenaires impliqués dans le croisement.
Au cours d’un unique croisement, le transfert d’un ou plusieurs de ces AICE est accompagné de celui de plusieurs fragments d’ADN représentant au total jusqu’à 30 % du patrimoine génétique du parent donneur.
Comme le génome des Streptomyces utilisées dans cette expérience comprend environ 12 millions de paires des bases, cela représente plusieurs centaines voire milliers de kilobases, et donc autant de gènes (1 gène ≃ 1 000 bases chez les bactéries) ! Bien assez pour que des voies de biosynthèse entières soient transférées ; les gènes nécessaires à la synthèse et à la résistance à la drogue produite étant regroupés en régions d’environ une centaine de kilobases.
Une fois chez le parent receveur, l’ADN du donneur s’insère et remplace l’information du chromosome et fait apparaître des innovations génétiques. Ainsi, nous avons mis en évidence que plus de 90 % des descendants obtenus entre une bactérie donneuse d’AICE et une receveuse présentent un arsenal de biosynthèse de métabolites distinct des deux parents ; les descendants ont gagné ou perdu des voies de biosynthèse entières, ou ont associé deux voies pour en générer une nouvelle.
Ce phénomène nouveau assure un brassage génétique, qui peut être comparé à celui intervenant au cours de la méiose (division cellulaire permettant la formation des gamètes) des organismes à reproduction sexuée. Ce brassage va induire des altérations drastiques du métabolisme spécialisé conduisant à de nouvelles variantes d’antibiotiques qui faciliterait l’adaptation des populations de Streptomyces à leur écosystème. Le réarrangement des BGC pourrait jouer un rôle dans la « guerre bactérienne » intra – et interspécifique. Sur des échelles de temps plus longues, c’est cette pression qui pourrait favoriser la divergence des espèces bactériennes en les spécialisant vers un écosystème spécifique. Il est connu que la recombinaison génétique influence considérablement le processus de divergence ou spéciation.
Cette découverte ouvre de nouvelles perspectives pour la biotechnologie et la médecine. En plus de fournir une meilleure compréhension des mécanismes de transfert et de recombinaison de l’ADN afin de mieux comprendre l’évolution et l’adaptation des bactéries du sol, elle permet d’exploiter ce phénomène pour diversifier les gènes et groupes de gènes de biosynthèse de métabolites spécialisés. Cela facilite la découverte de nouvelles biomolécules et pourrait accélérer la lutte contre les résistances bactériennes en fournissant une source constante de nouveaux antibiotiques. Le bricolage évolutif, cher à François Jacob, nous surprend en fabriquant constamment du neuf à partir de l’existant, offrant ainsi une opportunité sans cesse renouvelée de découvrir de nouveaux composés bioactifs, y compris des antibiotiques, essentiels dans la guerre contre les pathogènes.